En biologie évolutive, la « théorie de l’histoire de la vie », proposée pour la première fois dans les années 1950, postule que lorsque l’environnement est favorable, les ressources utilisées par tout organisme sont consacrées à la croissance et à la reproduction. A l’inverse, dans un environnement hostile, les ressources sont transférées vers des programmes dits de maintenance, tels que la conservation de l’énergie et la défense contre les agressions extérieures.
Des scientifiques de l’Université de Genève (UNIGE) ont développé cette idée dans un domaine spécifique de la médecine : l’activation erronée du système immunitaire à l’origine des maladies auto-immunes. En étudiant des souris atteintes d’un modèle de sclérose en plaques, l’équipe de recherche a réussi à décrypter comment l’exposition au froid poussait l’organisme à détourner ses ressources du système immunitaire vers le maintien de la chaleur corporelle. En effet, lors du froid, le système immunitaire diminuait son activité nocive ce qui atténue considérablement l’évolution de la maladie auto-immune. Ces résultats, mis en évidence sur la couverture de la revue Métabolisme cellulaire, ouvrent la voie à un concept biologique fondamental sur l’allocation des ressources énergétiques.
Les maladies auto-immunes surviennent lorsque le système immunitaire attaque les propres organes du corps. Le diabète de type 1, par exemple, est causé par la destruction erronée des cellules pancréatiques productrices d’insuline. La sclérose en plaques est la maladie auto-immune la plus courante du système nerveux central (constitué du cerveau et de la moelle épinière). La maladie se caractérise par la destruction de la myéline, qui est un isolant protecteur des cellules nerveuses et est importante pour la transmission correcte et rapide des signaux électriques. Sa destruction entraîne ainsi un handicap neurologique, notamment une paralysie.
« Les mécanismes de défense de notre corps contre l’environnement hostile sont énergétiquement coûteux et peuvent être contraints par des compromis lorsque plusieurs d’entre eux sont activés. L’organisme peut donc devoir prioriser l’allocation de ressources dans différents programmes de défense en fonction de leurs valeurs de survie », explique Mirko Trajkovski, professeur au Département de physiologie cellulaire et métabolisme et au Centre du diabète de la Faculté de médecine de l’UNIGE, et auteur principal de l’étude. « Nous avons émis l’hypothèse que cela peut être particulièrement intéressant pour l’auto-immunité, où l’introduction d’un programme supplémentaire coûteux en énergie peut entraîner une réponse immunitaire et une maladie plus douces. En d’autres termes, pourrions-nous détourner l’énergie dépensée par le corps lorsque le système immunitaire se dérègle ? »
Une réduction drastique des symptômes
Pour tester leur hypothèse, les scientifiques ont placé des souris atteintes d’encéphalomyélite auto-immune expérimentale, un modèle de sclérose en plaques humaine, dans un environnement de vie relativement plus froid – ; environ 10°C – ; après une période d’acclimatation de diminution progressive de la température ambiante. « Après quelques jours, nous avons observé une nette amélioration de la gravité clinique de la maladie ainsi que de l’étendue de la démyélinisation observée au niveau du système nerveux central », explique Doron Merkler, professeur au Département de pathologie et d’immunologie et au Centre de Recherche en Inflammation à la Faculté de Médecine de l’UNIGE et co-auteur de l’ouvrage. « Les animaux n’ont eu aucune difficulté à maintenir leur température corporelle à un niveau normal, mais, singulièrement, les symptômes de déficiences locomotrices ont considérablement diminué, de l’impossibilité de marcher sur leurs pattes arrière à une légère paralysie de la queue. »
La réponse immunitaire repose, entre autres, sur la capacité des monocytes dits présentateurs d’antigènes à indiquer aux cellules T comment reconnaître les éléments « non-soi » qui doivent être combattus. Dans les maladies auto-immunes, cependant, les antigènes du « soi » sont confondus avec ceux du « non-soi ». « Nous montrons que le froid module l’activité des monocytes inflammatoires en diminuant leur capacité de présentation d’antigènes, ce qui rend les cellules T, un type cellulaire au rôle critique dans l’auto-immunité, moins activées », explique Mirko Trajkovski. En forçant le corps à augmenter son métabolisme pour maintenir la chaleur corporelle, le froid enlève des ressources au système immunitaire. Cela conduit à une diminution des cellules immunitaires nocives et améliore donc les symptômes de la maladie.
« Bien que le concept de donner la priorité à la thermogénique par rapport à la réponse immunitaire soit évidemment protecteur contre l’auto-immunité, il convient de noter que l’exposition au froid augmente la sensibilité à certaines infections. Ainsi, notre travail pourrait être pertinent non seulement pour la neuroinflammation, mais aussi pour d’autres à médiation immunitaire ou maladies infectieuses, ce qui mérite une enquête plus approfondie », ajoute Mirko Trajkovski.
Les maladies auto-immunes en hausse
L’amélioration des conditions de vie dans les pays occidentaux, perceptible au cours des dernières décennies, s’est accompagnée d’une augmentation des cas de maladies auto-immunes. « Bien que cette augmentation soit sans aucun doute multifactorielle, le fait que nous disposions d’une abondance de ressources énergétiques peut jouer un rôle important mais encore mal compris dans le développement des maladies auto-immunes », conclut Doron Merkler.
Les chercheurs vont maintenant poursuivre leurs recherches pour mieux comprendre si leur découverte pourrait être développée dans des applications cliniques.